La guerre ne prend pas complètement fin lorsqu’un accord de paix est signé. Même si vous ne pouvez pas le voir, il continue de vivre à l’intérieur des gens, dans leurs pensées et dans leur corps.
Elle refait également surface sur les écrans, dans les flux des réseaux sociaux, dans les images qui reviennent cycliquement à chaque anniversaire, dans les « souvenirs d’il y a un an » qui nous ramènent en un instant à la douleur et à l’angoisse.
La guerre est devenue une partie de la vie quotidienne même pour ceux qui ne la vivent pas directement, car il ne s’agit plus d’un événement lointain rapporté dans l’actualité, mais d’un flux continu d’images, de vidéos et de témoignages qui s’insinuent entre nos mains, alternant avec des posts et des publicités.
Et même si nous ne sommes pas sur ces territoires, nous pouvons en être affectés. C’est ce qu’on appelle en psychologie le traumatisme vicariant ou traumatisme « par procuration », une blessure émotionnelle qui naît d’une exposition répétée à la souffrance d’autrui.
Cela se produit parce que le fait de regarder constamment des scènes de violence ou de destruction peut déclencher des réactions cérébrales similaires à celles de ceux qui ont vécu la guerre de première main.
Une étude menée pendant la guerre israélo-palestinienne de 2023, par exemple, a montré que l’exposition continue des médias au contenu du conflit augmentait considérablement la détresse psychologique, même parmi les personnes vivant à des milliers de kilomètres. Cela nous rappelle que la guerre laisse aussi des traces dans les esprits, les émotions et les habitudes numériques.
Que se passe-t-il dans le cerveau
Lorsque nous regardons des scènes de violence, notre cerveau réagit comme si nous vivions réellement cette expérience. L’amygdale, une petite structure qui régule la peur et les émotions défensives, s’active immédiatement et le corps entre en état d’alerte.
Ce « système d’alarme » est un ancien mécanisme de survie créé pour nous préparer à échapper ou à nous défendre contre les prédateurs et s’il avait autrefois son utilité, aujourd’hui, dans l’environnement numérique, où nous sommes constamment exposés à des images dramatiques, le même mécanisme peut devenir un piège.
En fait, des études de neuroimagerie montrent que chez les personnes exposées à plusieurs reprises à des scènes traumatisantes (réelles ou médiées), l’amygdale reste hyperactive et le cerveau a du mal à « désactiver » la réponse d’alerte. Il en résulte une forme de stress chronique qui peut se manifester par de l’anxiété, de l’irritabilité, des difficultés de concentration ou de l’insomnie, jusqu’aux symptômes typiques du trouble de stress post-traumatique (SSPT).
En d’autres termes, l’esprit ne fait pas complètement la distinction entre le danger réel et imaginaire. Le simple fait de voir un visage effrayé, un bombardement, une histoire de souffrance suffit à activer les mêmes circuits neurobiologiques que le stress. Cela explique pourquoi, après avoir vu à plusieurs reprises des images de guerre ou de tragédie, nous pouvons nous sentir épuisés, anxieux ou « vides », même si nous sommes physiquement en sécurité.
Les méfaits du doomscrolling
À côté des réactions immédiates du cerveau aux images traumatisantes, il existe un comportement de plus en plus répandu qui amplifie et entretient cet état d’alerte : le doomscrolling.
Le terme vient de la fusion entre doom (ruine, malheur) et scrolling (faire défiler l’écran), et décrit l’habitude de faire défiler compulsivement des contenus négatifs ou catastrophiques tels que des nouvelles de guerre, des catastrophes, des crises environnementales.
Le doomscrolling est devenu courant lors d’événements mondiaux tels que les pandémies, les conflits armés et les crises politiques et nous continuons à le faire pour nous informer, pour nous rassurer, mais nous nous retrouvons presque toujours dans un cycle difficile à briser et qui détériore notre humeur.
Le Doomscrolling se nourrit de lui-même car d’une part il naît de l’anxiété, de la peur de passer à côté (FOMO, Fear of Missing Out) et du besoin de se sentir en contrôle dans un monde perçu comme instable. D’autre part, elle est alimentée par les mécanismes technologiques des médias sociaux : les algorithmes reconnaissent notre intérêt pour les contenus dramatiques et nous proposent de plus en plus d’informations similaires.
De cette manière, le doomscrolling devient à la fois la cause et la conséquence d’une détresse psychologique. Plus nous sommes anxieux, plus nous recherchons des informations ; plus nous recherchons des informations, plus nous nous exposons à des contenus angoissants ; plus nous nous exposons, plus l’anxiété augmente. C’est un cycle qui se referme sur lui-même et qui, avec le temps, peut compromettre notre équilibre émotionnel.
Le revers de la médaille : l’addiction à la douleur
Après une exposition répétée à des contenus choquants, le cerveau, pour se protéger, cesse de réagir avec la même intensité émotionnelle, créant une forme de désensibilisation. Ce mécanisme, déclenché pour nous protéger, peut se transformer en un problème sérieux, surtout lorsqu’il est combiné avec le fonctionnement des algorithmes et notre comportement en ligne. Le cerveau, ne ressentant plus la même intensité, finit par chercher des stimuli de plus en plus forts pour obtenir la même réaction.
C’est le même principe qui régit de nombreuses addictions : plus on prend une substance, plus on en a besoin pour en ressentir l’effet. De même, ceux qui sont constamment exposés à des images de guerre ou de tragédie peuvent développer un besoin de contenu de plus en plus brut ou graphique, afin de ressentir à nouveau quelque chose.
L’accoutumance à la douleur implique un changement dans la façon dont nous réagissons à la souffrance. Parmi les conséquences les plus courantes, on retrouve :
- Réduction de l’empathie : le cerveau ne perçoit plus les victimes comme des personnages « émotionnellement pertinents » ;
- Normalisation de la violence : ce qui choquait au départ devient familier ;
- Dissociation émotionnelle : certaines personnes cessent complètement de ressentir, comme si elles s’« anesthésiaient » pour se défendre de la douleur ;
- Tolérance accrue à l’égard de la violence : la désensibilisation peut réduire l’inhibition sociale et rendre plus acceptables les attitudes agressives ou cyniques.
Le paradoxe est que pendant que le cerveau s’y habitue, le corps continue de réagir. Même si l’on ne ressent plus de peur ni de tristesse face à une image de guerre, le système nerveux reste dans un état d’alerte chronique. C’est comme si l’esprit était fatigué de réagir, mais que le corps ne pouvait pas se désactiver.
Ceci explique pourquoi certaines personnes semblent « indifférentes » aux contenus traumatiques mais souffrent néanmoins d’irritabilité, d’insomnie ou de crises de panique : le traumatisme demeure, mais passe du niveau émotionnel au niveau somatique.
Comment se manifeste le traumatisme indirect
Même ceux qui vivent la guerre uniquement à travers un écran peuvent développer des symptômes similaires à ceux d’un traumatisme direct :
- pensées intrusives ;
- difficulté à se concentrer;
- anxiété;
- tristesse;
- insomnie;
- tendance à éviter les nouvelles et les conversations sur le sujet.
Une étude publiée dans The Lancet a montré que les Afro-Américains éprouvaient une grave détresse psychologique après avoir regardé des vidéos de violence contre des citoyens noirs, même sans les connaître personnellement. Le cerveau, en effet, réagit par empathie et identification : plus nous nous sentons proches des victimes, plus le traumatisme devient saillant.
Certaines personnes sont plus vulnérables :
- les enfants et les adolescents, qui ont du mal à distinguer réalité et fiction ;
- les femmes et les personnes ayant déjà vécu des expériences traumatisantes, souvent exposées
- aux images de violence contre les femmes et les enfants ;
- les groupes marginalisés, pour lesquels la violence médiatique peut réactiver des traumatismes liés à l’identité et miner le sentiment de sécurité.
Comment se protéger
Nous ne pouvons pas contrôler ce qui circule sur les écrans, mais nous pouvons gérer son impact. Prendre des pauses sur les réseaux sociaux, désactiver la lecture automatique, limiter le temps consacré aux actualités et choisir des sources fiables et non sensationnelles permet de réduire l’exposition.
Parler à des personnes ou à des professionnels de confiance, pratiquer la pleine conscience et une activité physique, ou simplement faire une pause de quelques heures dans les mises à jour, sont des petits gestes qui contribuent à rééquilibrer l’esprit et le corps.
Éviter de discuter continuellement des mêmes événements traumatisants peut aussi être utile : trop partager signifie parfois les revivre.